Deux dans l’Une, dedans l’Une
Femme d’eau avant toute chose, j’aime conter comment l’amour a attisé mon feu secret alors que j’apercevais dans le miroir de l’onde de la « Fontaine de Soif », l’un des lieux d’eau où je me régénère, l’image de Raymondin, ma part masculine. Il était triste et éteint et une étincelle, jaillissant de mon feu intérieur, est venue embraser son cœur. J’ai su immédiatement qu’il allait être celui par lequel j’allais accomplir ce destin humain dont je devais faire l’expérience. Curieusement, le feu de mon eau, c’est dans les bains hebdomadaires que je l’entretiens. Il suffit, en effet, que je me glisse dans mon bassin de marbre, bien à l’abri des regards profanes, pour retrouver ma forme sacrée. Là, j’arbore l’énorme queue de serpent dont ma mère m’a dotée et je l’agite vigoureusement dans mes eaux matricielles. Qui pourrait imaginer que l’énergie prodigieuse alors déployée, appelle le feu d’en haut à s’unir au feu d’en bas, dans le creuset alchimique de mon bassin ? Dans cette danse des flammes, mon âme s’enspirale tandis que se répand alentour le Feu igné.
Trois « fonctions »
Dans la région poitevine où je réside, on me connaît pour mon activité colossale de défricheuse et de bâtisseuse. En effet, pour l’amour de mon époux, mais aussi pour utiliser le feu qui m’anime, j’ai fait construire mystérieusement les châteaux de Lusignan, de Mervent, Vouvant, Saint-Maixent, Parthenay et bien d’autres œuvres encore… Certes, j’assure la «fonction production» avec la fécondité et la richesse associées. Mais n’ai-je pas aussi donné naissance à une lignée de chevaliers et de conquérants pour laquelle on m’attribue aussi la « fonction force », cette force martiale qui protège ? Quant à la « fonction sacerdotale » qui définit mon lien avec la Connaissance, la Souveraineté et le Sacré, je la tiens de ma queue de serpent dont découle l’onde de vie qui se propage sur mon passage.
Trois « principes »
Dame des Philosophes, je suis pour eux le « Mercure libre », subtil et immatériel, le principe volatil de la matière. Mais tout me pousse à « fixer le volatil » de mon Mercure pour permettre au Soufre, principe masculin fixe, de « volatiliser le fixe » de son état et qu’il ne reste que le blanc dépôt du Sel après la longue épure de bains en bains dans le vase alchimique, cette cuve où je me baigne… De la célébration des « noces mystiques du Roi et de la Reine » jaillit le feu de la « Salamandre » grâce à l’action de ma queue de serpent. C’est alors que je deviens « Dragon Ailée » ou « Mercure Double » ou encore « l’Androgyne ». Mais je suis, en fait, la Mère-Cure, celle qui guérit par l’équilibre et l’harmonie, et mon double pouvoir de Mort et de Vie, de séparation et de réunion, « Solve et Coagula », me permet, à certains moments de l’Année, de trouver l’accord entre le sec et l’humide, le feu et l’eau, en les maintenant conjointement dans une tension créatrice où l’eau ne mouille pas et le feu ne brûle pas mais, au contraire, se nourrissent l’un de l’autre…
Quatre éléments
Comme Mère Cure, on me retrouve dans les fontaines guérisseuses auxquelles on donne des noms de Saints ou de Saintes, faute de mieux me connaître. Car je suis une femme Vouivre qui serpente et ondule sous la terre pour la réchauffer et la régénérer afin d’en garantir fertilité et fécondité. En échange, je reçois ses oligo-éléments et ses sels minéraux qui confèrent à mes Sources une qualité exceptionnelle. En recueillant mon eau, on me vénère et on erre dans mes veines, les « Veines du Dragon », ces courants telluriques que je parcours indéfiniment. Chacun veut s’imprégner de la force prodigieuse qui y circule tandis que je m’efforce d’en maintenir l’accord avec les flux cosmiques gérés par la Grande Ourse. Cet accord, le Roi Arthur (l’Ours), ce fils de Pen Dragon, l’avait trouvé et son règne en a bénéficié. Les « Veines du Dragon », ce sont les méridiens de la terre dont les anciens avaient toute connaissance. Pour honorer certains de leurs points, et dans un travail d’acupuncture terrestre de recherche d’équilibre, ils y plaçaient des mégalithes auxquelles on donne parfois le nom de « dracontias ». Mais quand les « Veines du Dragon » viennent à se confondre avec le lit d’un fleuve, alors je laisse libre cours à mes débordements et les eaux se gonflent démesurément jusqu’à ce que crues dévastatrices s’ensuivent. Le « Drac » notamment, ce fleuve au nom de dragon, connaît bien mes excès. Non loin de ses berges, dans les grottes nommées les «Cuves de Sassenage», je me suis aménagé un sas sans âge, une sorte de cuve secondaire qui n’est pas sans me rappeler celle de mon Poitou natal, à Lusignan où ma légende reste attachée. De la Vouivre au Dragon, il n’y a donc qu’un pas griffu, un coup de nageoire, un coup de flamme, ou un coup d’ailes… Certes, je vis dans les entrailles de la terre à la recherche des cours d’eau, mon feu s’exprime par des éruptions volcaniques dont les gaz, portés par mes ailes, se propagent dans les airs. On m’attribue les forces terrifiantes de l’érosion qui sculptent les paysages dans une transformation perpétuelle…
L’envol du Dragon
A Lusignan, dans le secret de mon bassin, chaque samedi, rituellement, j’enroule les cycles et célèbre mes rythmes naturels dans un processus de renouvellement infini. Cela implique toutefois des sacrifices nécessaires dont mon époux, Raymondin, a fait les frais. Il faut dire qu’il avait découvert ma véritable nature en me regardant, indiscrètement, par le trou de la serrure, m’ébattre dans mon bain. Il est des « portes initiatiques » que l’on ne force pas. Nul ne peut pénétrer les mystères de la Nature et de ses processus de transformation s’il est seulement animé d’une curiosité gratuite. Raymondin n’était pas prêt à franchir ce seuil qui séparait l’espace profane de l’espace sacré. Le temps de sa « deuxième naissance » n’était pas encore venu. Là s’arrêtait donc mon œuvre et je devais le laisser face à sa liberté. A lui, désormais, d’accomplir sa voie, d’accéder à sa véritable royauté. Je n’étais jusque là qu’une femme serpente lorsque je senti me pousser de grandes ailes de chauve-souris. C’est sous la forme d’un Dragon ailé de taille gigantesque que je pris mon envol depuis une fenêtre du château non sans, auparavant, avoir pris soin de proclamer à tous ma « filiation royale » (ma mère est la fée Presine et mon père, le Roi d’Albanie). Je fis trois fois le tour du château en poussant un cri étrange et douloureux avant de disparaitre dans les nues… aux yeux des humains seulement. Car je reste une « passeuse » d’entre deux mondes, liée à la Vie et à la Mort. La Vie, je l’honore en revenant secrètement chaque nuit pour allaiter mes derniers enfants dans la continuation de mon oeuvre divine à travers ma lignée, tant il est vrai que « la Voie Lactée » permet, d’après vos alchimistes, le passage du monde visible au monde invisible. La Mort, je l’accueille dans la « vraie vie » de l’Autre Monde et, lorsqu’un descendant mâle des Lusignan est sur le point de mourir, je viens prévenir en lançant un grand cri qui retentit alentour.
Feu de la Terre et du Ciel
On s’est toujours demandé d’où me venait cette vitalité étonnante qui fait de moi la bâtisseuse prodigieuse que l’on connait. Vous soulèverai-je un instant le voile ?
Il est une source de vie incandescente appelée Vril *, un immense réservoir d’énergie proche du Qi des chinois et du Prâna des hindous. Le Vril, c'est la force vitale des dieux dont les courants telluriques de la Vouivre ne sont que l’expression. Le Vril, c’est l'énergie combattive des guerriers Vikings qui en "chargeaient" leurs drakkars à proue de dragon. Le Vril, c'est la force magique des Runes créatrices de destinées. Le Vril, c'est l’énergie blanche des guérisseurs et des sorciers. Dans un langage scientifique plus entendable pour vous, le Vril, c’est aussi la géo-énergie émise par la rotation de la Terre et qui participe à la fois de l’électricité, du cosmo-tellurisme, de l’électronique, du magnétisme et de la force psychique, tout en véhiculant de l’information.
Par les transvasements permanents que j'effectue entre la Terre et le Ciel, je fais du Vril une magie opérative qui rend visible ce que le trois fois grand Hermès trismégiste a gravé en lettres de feu dans la Table d'Emeraude : "Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas pour faire les miracles d'une seule chose".
* Le mot Vril a d’abord été utilisé par les rosicruciens au 19ème siècle et a été popularisé par la nouvelle de Edward George Bulwer-Lytton, Vril: The Power of the Coming Race (1870). Ce mot a été déconsidéré par son usage par des sociétés secrètes nazies.
Feu du Chaudron
Sourcière autant que sorcière, il m’arrive de prendre les traits de la Kerridwen celtique. Alors, d’un coup de baguette, ou plutôt de cuillère magique, le bassin où je me baigne devient chaudron et le dieu Kernunos est à mes côtés, brandissant un serpent. Quant à mes bains purificateurs, il me suffit de ceux de la lumière des astres, lorsque, tout juste « revêtue du ciel », je m’en vais, sous la lune pleine, ramasser les plantes sacrées destinées à imprégner l’Eau de mon chaudron de leurs informations divines. Mais le secret de mon art est encore dans le Feu. Celui de la Terre sur lequel j’ai pouvoir : il brûle sous mon chaudron comme il brûle en moi-même. Celui du ciel appelé par les battements répétés de la cuillère, rappelant ceux d’une queue de serpent dans un bassin de marbre. Et, lorsque le chaudron bout à gros bouillons signifiant que les deux feux coïncident, alors les exhalaisons se répandent dans l’Air. Le breuvage d’éternité, « fixé » à travers les quatre éléments de la « matière », est prêt. A défaut de Raymondin, le jeune Gwion sera le prochain initié s’il passe les épreuves… Le voilà d’ailleurs qui recueille trois gouttes volatiles et, avec elles, la Connaissance des quatre éléments et l’art de la transmutation. Je veux le vérifier et, tandis qu’il m’échappe sous la forme d’un lièvre courant sur la Terre, je deviens lévrier à sa poursuite. Il plonge alors dans l’Eau sous la forme d’un poisson et c’est en tant que loutre que je file derrière lui. Il s’élève dans les Airs et devient oiseau et moi, épervier prêt à m’abattre sur lui. Apercevant un tas de blé, il y plonge pour n’en devenir qu’un grain parmi les autres. Mais moi, je deviens poule noire, le retrouve et n’en fait qu’une becquée pour le " passer au Feu " du chaudron de mon ventre. Neuf mois plus tard, alors que j’ai repris ma forme initiale, j’accouche de Taliésin. Tournez neuf fois les Cercles dans les Chaudrons chante un poète de ma connaissance… Dans son chaudron la sorcière/Avait mis quatre vipères… chante une comptine. Les vipères : Kernunos n’est pas loin, son serpent à la main…
Serpent de Feu
Kernunos est là, en effet. Assis en lotus, dans cette position indo-européenne, devenue de nos jours si familière, il tient un serpent dans la main gauche. Nous montre-il la voie du " Serpent de feu " ? Dans sa main droite, il brandit un torque. Ce dernier symbolise-t-il le cercle de la « petite fontaine » qu’est notre fontanelle ? La Sagesse hindoue nous parle de l’énergie Kundalini, représentée par un serpent lové dans notre sacrum qui ne demande qu’à s’éveiller jusqu’à la fontanelle et nous conduire à l’illumination. Encore nous faut-il, auparavant, avoir dompté le Dragon en transmutant cette part ténébreuse de nous-mêmes où se côtoient pulsions infernales et peurs associées, reflet de notre ignorance. D’où les purifications nécessaires dans le vase alchimique, quel que soit la forme qu’on lui donne. La montée du Serpent, de chakra en chakra, dans notre colonne vertébrale est souvent comparée au mouvement de rotation d’un bâton produisant le feu par friction. La création toute entière, dit-on, serait le fruit de ce feu de « barattage » qui bouge des énergies opposées telles la lumière et l’obscurité, l’esprit et la matière. C’est aussi l’action de ma queue de serpent dans ma forme de Mélusine… Ici, les énergies opposées se nomment Ida et Pingala. Ida est le " nadi " (ou canal d’énergie) gauche, féminin, lié à la terre et à l’eau, dont le courant circule de bas en haut. Pingala est le nadi droit, masculin, lié au feu et à l’air, dont le courant circule de haut en bas. De leur croisement enspiralé, s’ensuit un frottement s’exprimant à travers les chakras et qui permet au Serpent de Feu de monter dans Suschumna, le canal central jusqu’à ce qu’il perce la surface de la "petite fontaine".
Patricia
Bibliographie :
Le Roman de Mélusine (1393) : livre en prose rédigé par Jean d'Arras, libraire et relieur, à la demande du Duc Jean de Berry, à qui vient d'être rendu le Comté de Poitiers en 1369, et de sa soeur Marie de France.
Le Roman de Lusignan (1401) : version en vers, rédigée par le libraire parisien Coudrette, commandée par Guillaume de Parthenay.
Notes :
Au Moyen Âge, il était assez courant de se constituer une généalogie où le merveilleux le disputait à l’histoire. Une famille noble et puissante pouvait faire rédiger une histoire empruntée au folklore d'un lointain passé. C'est ainsi que, Mélusine, en devenant l'ancêtre mythique des Lusignan, a doté la généalogie Jean de Berry, héritier de cette maison, d'une origine divine.
Selon certains auteurs, Aliénor d'Aquitaine aurait servi de modèle pour la description littéraire de la fée Mélusine. Grande bâtisseuse, Aliénor a doté le Poitou de forteresses, d'abbayes et d'églises et a contribué au développement de La Rochelle, tel qu'on l'attribue à la fée. Comme Mélusine, elle est la mère de dix enfants (de deux rois différents). Elle est aussi la Dame des troubadours, c'est-à-dire la femme qui, au XIIe siècle, prend conscience que la souveraineté est féminine et que les hommes en sont les chevaliers servants.
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